KARMA  ET  RENAISSANCE

Le mot pali kamma (karma en sanskrit, de la racine kr, faire) signifie littéralement « acte » ou « action ». Mais dans la théorie bouddhiste du karma, ce mot revêt un sens spécifique : celui d' « action volontaire », et non pas de n'importe quelle action. Il ne signifie pas non plus le résultat du karma, sens dans lequel beaucoup de personnes emploient ce terme, à tort et bien inexactement. Dans la terminologie bouddhiste karma ne signifie jamais ses effets ; les effets du karma sont appelés « fruits » ou « résultats » (kamma-phala ou kamma-vipaka).La volonté, relativement, peut être bonne ou mauvaise, de même que, le désir peut-être bon ou mauvais. Un bon karma (kusala) produit de bons effets, alors qu'un mauvais karma (akusala) a de mauvais effets. La « soif », la volition, le karma, bon ou mauvais, a pour effet une force : la force de continuer -- de continuer dans une direction bonne ou mauvaise. Le bien ou le mal, cela est relatif et se situe dans le cercle de continuité (samsàra). Un Arahant, bien qu’il agisse, n'accumule pas de karma, parce qu'il est libéré de la fausse notion de soi, qu'il est libéré de la « soif » de continuité et de devenir, de toutes les autres souillures et impuretés (kilesa, sàsavà dhamma). Pour lui, il n'y a plus de re-naissance
La théorie du karma ne doit jamais être confondue avec une soi-disant « justice morale », avec la notion de « récompense » ou de « punition ». L'idée de justice morale, de récompense, de punition, provient de la conception d'un être suprême, d'un Dieu qui juge, qui est un législateur décidant de ce qui est bien et de ce qui est mal. Le mot « justice » est ambigu et dangereux, en son nom il est fait plus de mal que de bien à l'humanité. La théorie du karma est une théorie de causes et d'effets, d'action et de réaction ; elle exprime une loi naturelle qui n'a rien à voir avec l'idée d'une justice rétributive. Toute action qui est appuyée sur une volition produit ses effets, ses résultats. Si une bonne action produit de bons effets et une mauvaise action de mauvais effets, ce n'est pas une question de justice, ou de récompense ou de punition ordonnée par une puissance qui juge la nature de l'action, cela résulte simplement de la nature propre de celle-ci, de sa loi propre. Ce n'est pas difficile de le comprendre. Mais ce qui est difficile à concevoir, c'est que, suivant la théorie karmique, les effets d'une action basée sur une volition puissent continuer à se manifester même dans une vie posthume. Il nous faut donc expliquer maintenant ce qu'est la mort selon le bouddhisme.
Nous avons vu qu'un être n'est qu'une combinaison de forces ou d'énergies physiques et mentales. Ce que nous appelons mort, c'est l'arrêt complet du fonctionnement de l'organisme physique. Ces forces, ces énergies prennent-elles fin absolument avec la cessation du fonctionnement de l'organisme ? Le bouddhisme dit : non. La volonté, le désir, la soif d'exister, de continuer, de devenir, est une force formidable qui meut l'ensemble des vies, des existences, le monde entier. C'est la force la plus grande, l'énergie la plus puissante qui soit au monde. Selon le bouddhisme, elle ne cesse pas d'agir avec l'arrêt du fonctionnement de notre corps, qui pour nous est la mort, mais elle continue à se manifester sous une autre forme, produisant une re-existence qu'on appelle renaissance. Il vient à l'esprit une autre question : S'il n'y a pas d'entité permanente, immuable, s'il n'y a pas une substance telle qu'un Soi ou une Ame (âtman), qu'est-ce donc qui peut re-exister, renaître après la mort ? Avant d'en venir à la vie après la mort, considérons donc ce qu'est la vie présente, comment, maintenant, elle se continue. Ce que nous appelons vie, nous l'avons déjà répété, c'est la combinaison des cinq Agrégats, une combinaison d'énergies physiques et mentales. Celles-ci changent continuellement, elles ne restent pas identiques pendant deux instants consécutifs. Elles naissent et meurent à chaque instant.« Quand les Agrégats apparaissent, déclinent et meurent, ô bhikkhu, à chaque instant vous naissez, vous déclinez, vous mourez . ». Par conséquent, même pendant la durée de cette vie, nous naissons et mourons à chaque instant, et pourtant nous continuons d'exister. Si nous pouvons comprendre qu'en cette vie nous pouvons continuer à exister, sans qu'il y ait une substance permanente, immuable, telle qu'un Soi ou une Ame, pourquoi ne pouvons-nous pas comprendre que ces forces elles-mêmes puissent continuer à agir sans qu'il y ait en elles un soi ou une âme pour les animer après que l'organisme physique a cessé de fonctionner ?
Lorsque ce corps physique n'est plus capable de fonctionner, les énergies ne meurent pas avec lui, mais elles continuent à s'exercer en prenant une autre forme, que nous appelons une autre vie. Chez un enfant, toutes les facultés physiques, mentales et intellectuelles sont tendres et faibles, mais elles possèdent en elles-mêmes la potentialité de produire un homme adulte. Les énergies physiques et mentales qui forment ce qu'on appelle un être sont douées en elles-mêmes du pouvoir de prendre une forme nouvelle, de croître graduellement et d'atteindre à leur pleine puissance.
Comme il n'y a pas de substance permanente, immuable, rien ne se transmet d'un instant à l'autre. Ainsi il est évident que rien de permanent, d'immuable ne peut passer ou transmigrer d'une vie à l'autre. C'est une série qui continue sans rupture, mais qui cependant change à chaque instant. La série à proprement parler, n'est rien que du mouvement. C'est comme une flamme qui brûle pendant la nuit : ce n'est pas la même, ce n'en est pas non plus une autre. Un enfant grandit, il devient un homme de soixante ans. Il est évident que cet homme n'est pas le même que l'enfant né soixante ans auparavant, mais qu'aussi ce n'est pas une autre personne. De même un homme qui meurt ici et renaît ailleurs n'est ni la même personne ni une autre (na ca so na ca anno ). C'est une continuité de la même série. La différence entre la mort et la naissance n'est qu'un instant dans notre pensée : le dernier instant de la pensée en cette vie conditionnera le premier dans ce qu'on appellera une vie suivante, qui n'est en fait que la continuation de la même série. Pendant cette vie même un instant de la pensée conditionne le suivant. Ainsi, selon le point de vue bouddhiste, la question d'une vie après la mort ne constitue pas un grand mystère, et un bouddhiste ne se préoccupe pas du tout de ce « problème ». Tant qu'il y a la « soif » d'être et de devenir, le cycle de continuité (samsara) se poursuit. Il ne pourra prendre fin que lorsque la force qui le meut, cette « soif » même, sera arrachée, coupée, par la sagesse qui aura la vision de la Réalité, de la Vérité, du Nirvâna.

Extrait de texte du livre " L' enseignement du Bouddha " auteur Walpola Rah